Portrait de Julie Gillet
Voyager

Ce que voyager seule m’a appris

Quatre heures du matin. Je suis dans un petit village de montagne, perdu au nord de Chiang Mai, en Thaïlande. Voilà des heures que je ne dors plus, taraudée par l’envie urgente d’uriner, mais trop apeurée pour affronter la nuit noire et ses bruits inquiétants. J’attends l’aube libératrice, calfeutrée sous ma moustiquaire. Épuisée après un trek de plusieurs jours, passablement déshydratée, légèrement fiévreuse, sale et tremblotante, je me demande ce que je fais là. Ce que moi, la jeune femme coquette, la petite fille rêveuse, l’employée sérieuse, peut bien faire là, perdue au milieu de la jungle, seule, à écouter tomber la pluie en attendant la lumière du jour.

Trek en Thaïlande
Je souris mais je n'en mène pas large.

Pour le comprendre, je me pense qu’il me faut revenir quelques années plus tôt. Ma mère vient de décéder des suites d’un terrible cancer du sein. Sa mort m’ébranle profondément. Je prends brutalement conscience du caractère fini de la vie et par là-même de ma propre mortalité. La fulgurance de cette révélation me plonge dans l’anxiété et la dépression durant de longs mois. Puis, petit à petit, la soif de liberté, la curiosité insatiable qui sommeillaient en moi depuis toujours refont surface. Je veux savoir qui je suis. Je veux être qui je suis.

Coincée dans un mariage qui ne correspond plus, écrasée sous le poids de la culpabilité à l’idée de quitter un homme si gentil, je me perds dans les méandres de l’alcool, de la drogue et des mauvaises rencontres jusqu’à ce jour où je me réveille, apaisée. Je suis dans cette maison italienne où je suis partie sur un coup de tête. Le soleil danse sur ma peau à travers les persiennes, le vent joue avec les délicats voilages et tout me semble serein dans cette chambre endormie. Je me sens pleine, emplie d’une force nouvelle. Je viens de faire la paix avec mon vrai moi pour la première fois depuis longtemps. Mon « moi » est bien différent de l’image que j’en avais. Il est solitaire, angoissée et tourmenté. Mais il est aussi créatif, curieux et débrouillard.

Thanaka en Birmanie
Séance de tanakha au Myanmar.

Je décide de partir trois mois, seule, en Asie. Je réserve mes billets d’avion et prépare mon voyage durant plus d’un an. Je lis des dizaines de livres et de guides, consulte des forums quotidiennement, harcèle mes amis et amies pour connaitre leurs bons plans. J’élabore l’itinéraire : Cambodge, Thaïlande, Myanmar et Vietnam. Plus la date du départ approche, moins je peux faire demi-tour. J’ai peur. Des maladies, des accidents, de la solitude. Mais j’ai encore plus peur de l’ennui, du confort et de la facilité qui m’éloignent de moi-même. Du vide qui me réveille la nuit. Alors, je pars. Parce que je n’ai pas le choix.

Je ne suis pas une aventurière. Je n’ai pas la nonchalance de ces jeunes filles en mini-short qui font du pouce sans crainte. Je suis l’exact opposé de ces jeunes filles qui font du pouce en mini-short : je porte des pantalons longs pour éviter les piqures de moustiques et n’entrerais dans la voiture d’un inconnu sous aucun prétexte. Puis je suis plutôt du genre à réserver mon billet de train des mois à l’avance. Il n’empêche : au Cambodge, j’enchaine les découvertes et prend confiance en mes capacités. Il s’avérerait que je sois effectivement capable de voyager seule, ainsi je l’avais affirmé à mes proches des semaines plus tôt. Je suis la première étonnée par cette nouvelle.

Les rues de Bangkok
En tuk-tuk dans les rues de Bangkok.

Peu à peu, je me relaxe. Je réserve de moins en moins mes chambres à l’avance et commence à laisser place à l’imprévu. J’accepte les invitations à manger, les thés, les bracelets. Je me laisse porter par l’inconnu. J’apprends à savoir ce que je veux, ce que je cherche et ce qui me fait vibrer. Je dors peu mais parviens pour la première fois depuis longtemps à me passer d’anxiolytiques pendant plus d’une semaine. Je découvre la splendeur des temples d’Angkor Vat, mais aussi les plus belles plages que j’ai eu à voir, sur les îles au large de Sihanoukville. Je passe de longues heures à lire, couchée sur le sable blanc, et à nager parmi les poissons multicolores. Je photographie les orages qui déchirent le ciel le soir venu. La nuit, je me réveille pour aller chasser les planctons phosphorescents, repoussant ma peur irrationnelle du noir chaque fois un peu plus loin.

J’atterris à Bangkok juste avant les fêtes. Le bruit, l’effervescence, la grandeur de la ville m’agressent tout de suite. Les touristes ivres qui se pressent sur Khaosan Road et les vieillards qui s’affichent fièrement avec de toute jeunes Thaï me révulsent. Je pars assez vite de cette ville infernale. J’explore le Nord du pays, et puis les îles, toujours. Les îles m’ont toujours fascinée. J’aime faire le tour des choses, aller au bout des sentiers. Les îles comblent mes besoins d’exploration et de finitude. Quelques jours plus tard, je passe la nouvelle année dans les larmes, pleine de colère contre ma mère qui m’a abandonnée, contre la vie et contre les hommes. Seule, je n’ai pourtant d’autres choix que de continuer et de puiser en moi les ressources pour me consoler.

Bagan, Birmanie
Les temples de Bagan, au Myanmar.

En arrivant au Myanmar, je vis un coup de foudre culturel. Tout dans ce lieu m’apaise et me ravit. Je passe des heures à écrire et rêvasser dans l’enceinte de la pagode Shwedagon. Je prends les trains déconseillés par les guides touristiques, avance au gré de mes envies, monte à l’arrière des mobylettes inconnues et perd des heures à contempler la beauté des couchers de soleil. Je n’ai jamais été douée pour me lier d’amitié et voyager n’y change rien : je suis souvent seule. Mais cela ne me pose plus problème. Je savoure chaque bière partagée devant une auberge de jeunesse, chaque sourire, chaque parole échangée avec les locaux. Les femmes, surtout, me voyant seule, ne cessent de m’interpeller et de me poser des questions. Elles me donnent leurs enfants à porter, m’offrent à manger, me cajolent. J’aime tout ce que je vois, tout ce que j’entends, tout ce que je touche. Je m’ouvre aux autres, au monde et à moi.

Je vis mes dernières semaines au Vietnam dans un mélange ambivalent d’excitation à l’idée de rentrer chez moi et de tristesse quant au fait de rentrer chez moi. Je ne parviens plus à m’immerger dans l’instant présent et passe probablement à côté de merveilleuses rencontres. Je suis perdue dans mes sentiments et le retour au monde moderne ne m’aide pas à apaiser mes sens. Je me gave néanmoins de Pho, de saveurs et d’épices, de lumière et de chaleur.

Et puis me revoilà en Belgique, avec une seule certitude : celle de ne plus vouloir y rester. Ma soif d’aventure est plus vive que jamais. Je veux connaitre autre chose. Je veux une vie différente, une vie où je peux être celle que je suis, celle que je veux être et me défaire de mes anciennes images,  des anciennes personnalités où l’on tente de me garder. Je veux être libre. Je veux rouler jusqu’à la nuit et danser et me laisser porter par la beauté des choses. Je veux connaitre les aurores boréales et le soleil de minuit.

Hội An, Viet Nam
Les jolies lumières de la ville de Hội An, au Vietnam.

Ces trois mois de voyage ont-ils fait de moi une battante, une femme forte et audacieuse qui gravit les sommets au pas de course en affrontant les tempêtes? Pas du tout. Mon tempérament anxieux continue de dicter chacun de mes pas. Néanmoins, voyager seule m’a appris à avoir confiance en moi, en mes capacités d’action et en ma débrouillardise. Ce voyage m’a appris à me connaitre et à faire mes propres choix. Serais-je aujourd’hui au Yukon, si je n’avais entrepris ce voyage il y a trois ans? Probablement pas. Ce voyage m’a offert la chance d’entrevoir une autre vie, une vie dans laquelle je suis capable de tout affronter.

 

La suite :

  • Pour savoir pourquoi j’ai décidé de vivre à Whitehorse, c’est par ici.
  • Pour connaitre mon parcours d’immigration au Canada, c’est par .

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